«Regarde de tous tes yeux, regarde»
l'art contemporain de Georges Perec

>> Catalogue littéraire

 



 

 

Introduction
· Blandine Chavanne et Anne Dary

Beau programme pour une exposition consacrée à la création contemporaine qui ne répond à aucun thème, ni à aucun média, ne regroupe aucune génération, mais cherche à saisir pourquoi une œuvre peut être qualifiée de contemporaine.
Ce titre magnifique – « Regarde de tous tes yeux, regarde » – est celui du chapitre 5 de la 2e partie du roman de Jules Verne, Michel Strogoff. Georges Perec l’utilise comme phrase d’envoi pour La Vie mode d’emploi, ouvrage dont c’est, en 2008, le trentième anniversaire de la publication. Ainsi, l’écrivain souligne l’importance du regard porté sur notre monde pour initier l’acte créateur. Dans tout le roman, de nombreuses histoires sont liées soit à des œuvres d’art soit à des pratiques artistiques. C’est avec une minutieuse attention que Perec s’attache à décrire les quatre-vingt-dix-neuf espaces qui constituent l’immeuble du 11, rue Simon-Crubellier. Chaque pièce lui permet de raconter une histoire. Chaque élément est source d’inspiration. Depuis la célèbre phrase de Marcel Duchamp, « c’est le regardeur qui fait l’œuvre », si l’artiste interprète le monde extérieur, c’est le spectateur qui la fait vivre en déchiffrant et en lisant la proposition artistique, ajoutant ainsi sa propre contribution à l’acte créateur.
De tous les écrivains contemporains, Georges Perec est celui dont un grand nombre d’artistes plasticiens se sentent le plus proche, son univers étant avant tout un espace d’expérimentation. Ayant choisi de regarder la production contemporaine à l’aune de l’œuvre de Perec, il a semblé évident que les quatre grands champs énoncés par l’écrivain dans « Notes sur ce que je cherche 1 » pouvaient permettre une lecture différente des œuvres contemporaines :
« La première de ces interrogations peut être qualifiée de “ sociologique ” : comment regarder le quotidien ; […]
La seconde est d’ordre autobiographique […]
La troisième, ludique, renvoie à mon goût pour les contraintes, les prouesses, les “ gammes ”, à tous les travaux dont les recherches de l’OuLiPo […]
La quatrième concerne le romanesque, le goût des histoires et des péripéties. »
Examiner avec de nouveaux yeux la production des quarante dernières années nous permet de ne pas utiliser les regroupements habituels par pays, par techniques ou par groupement constitué par les critiques mais de mettre en évidence que la contemporanéité peut être abordée par une nouvelle approche au monde.
Après les grands projets modernistes de la première moitié du XXe siècle qui cherchaient à créer un monde utopique pour l’homme « nouveau », puis l’impossibilité de proposer de nouvelles images après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la première bombe atomique, l’art, dès le milieu des années 1960, va s’attacher à traduire l’infra-mince, à s’arrêter sur de micro-événements qui cependant traduisent souvent l’universel. C’est dans cette attention au détail, au presque rien que les artistes plasticiens se situent sur les mêmes champs que Perec. Ils ne cherchent pas l’extraordinaire, l’inouï, ils s’attachent au contraire à regarder le banal, le simple, ce que chacun peut reconnaître dans son quotidien et, dès lors, ils jouent avec en se donnant des contraintes et ils nous font ainsi basculer dans la fiction.
C’est le bourreau de Michel Strogoff qui l’enjoint de regarder avec attention une dernière fois sa mère qui doit assister à son supplice. Sa mère, par sa seule présence, a dévoilé le rôle d’espion de son fils et a ainsi provoqué son arrestation. Envahi par l’émotion, Michel Strogoff a les larmes qui lui montent aux yeux. Celles-ci le protégeront de l’aveuglement provoqué par la brûlure de la lame de sabre chauffée à blanc. Métaphore de l’histoire personnelle de Georges Perec, cet épisode du roman de Jules Verne lui permet de rappeler le rôle du regard dans son écriture. En effet, son attention aux détails donne à ses romans un aspect très concret qu’il a pu parfois traduire dans des films (Un homme qui dort, par exemple). Les descriptions de Perec sont à la fois précises et en même temps suffisamment générales pour que chacun puisse s’y reconnaître et s’y projeter. Ce jeu de va-et-vient entre le détail et l’universel est très largement utilisé par les artistes contemporains qui mettent en scène et manipulent notre quotidien (Raymond Hains ou Lilian Bourgeat), jouent avec des contraintes très simples (François Morellet ou Claude Closky), racontent leur vie (Dieter Roth ou Annette Messager) ou des histoires (Philippe Thomas ou Tatiana Trouvé). Tous ces artistes ont en commun leur capacité à passer du singulier au général.
Dans l’exposition, nous avons essayé de montrer que ces attitudes sont le reflet d’une démarche, d’un regard contemporain et non le résultat d’une commande. En effet les œuvres préexistaient à notre projet et nous avons dû faire des choix. Plagiant Perec, il aurait été possible d’établir la liste « des artistes auxquels vous avez échappé », tant était important le nombre de travaux qui pouvaient intégrer une des sections 2. Nous avons privilégié pour chacune d’elles les artistes dont l’ensemble de l’œuvre peut être lu à l’aune des champs perecquiens en confrontant différentes générations, différents médias et en montrant la dimension internationale de ces démarches.
Afin de souligner le caractère parfois aléatoire de la distribution des artistes par section, nous avons choisi, à Nantes, de couvrir le sol des quatre mots (quotidien, règle du jeu, autobiographie, romanesque) de quatre gris différents. À Dole, les caractéristiques des salles d’expositions qui permettent des points de vue inattendus et des interactions entre l’accrochage de chaque espace nous paraissent comme particulièrement perecquiennes et ne nécessitent pas de mise en scène particulière.
Confirmant notre hypothèse de travail, nous avons tenté également de relire les collections permanentes du Musée des beaux-arts de Nantes en nous appuyant sur les quatre champs : parallèlement à l’exposition, les salles des collections contemporaines du musée lui font écho. De plus, relisant Un cabinet d’amateur de 1979, c’est à Ernest T qu’il a été confié le soin de réunir œuvres anciennes, originales ou fausses, et œuvres de la collection de Perec lui-même (Pierre Getzler et Gérard Guyomard).
Dans ce catalogue, au-delà du commentaire des œuvres exposées, sont réunis des textes centrés sur Perec et son attention à l’art. Introduit par une longue et précise analyse de Jean-Pierre Salgas sur le regard de Perec et la place de son œuvre face à l’art contemporain, le catalogue permet d’étudier la photographie dans le champ de la création par André Rouillé, la figure de l’artiste dans La Vie mode d’emploi par Jean-Luc Joly, le rapport à l’autobiographie dans l’œuvre de Perec par Bernard Magné, l’écriture photographique chez Perec par Christelle Reggiani et enfin l’appartenance de Duchamp à l’Oulipo par Marcel Bénabou.
Sortant de l’analyse formelle, utilisée habituellement pour la lecture des œuvres, nous proposons une promenade différente dans l’art contemporain. En nous appuyant sur le quotidien, la règle du jeu, l’autobiographie et le romanesque, une autre histoire est alors en train de s’écrire, reflétant diversement le monde contemporain, nous donnant de nouvelles clefs pour aborder les œuvres.


 

 

 

 

 

 

 

 

 


1. Georges Perec, Penser/Classer, Hachette, 1985, p.9-10.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. Il faut à ce propos citer l’article
de Tania Orum, « Perec et l’avant-garde dans les arts plastiques », Georges Perec
et l’histoire
, Actes du colloque international à l’Université de Copenhague, du 30 avril au 1er mai 1998, Études Romanes 46, Museum Tusculanum Press, University
of Copenhagen, 2000.