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Préface de Clément Pieyre

Jacques Spitz (1896-1963), polytechnicien et ingénieur-conseil spécialisé dans les brevets, connaît une carrière littéraire singulière.
Introduit par Benjamin Crémieux chez Gallimard, il publie tour à tour des romans d’inspiration surréaliste (La Croisière indécise, 1926 ; Le Vent du monde, 1928) et des récits précurseurs de l’existentialisme (Le Voyage muet, 1930 ; Les Dames de velours, 1933). Proche des avant-gardes, il signe des articles dans La Revue du cinéma (1930-1931), ainsi que des essais sur la théorie quantique dans la revue Inquisitions (1936) ou La Nouvelle Revue Française (1938).
De 1935 à 1945, il fait paraître huit romans d’imagination scientifique teintés de pessimisme et d’humour, dont L’Homme élastique (1938), La Guerre des mouches (1938) et L’Œil du purgatoire (1945) constituent les chefs-d’œuvre. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des maîtres du genre, entre les anticipations de Jules Verne et l’arrivée de la science-fiction américaine au début des années 1950.
Son ami André Armengaud, qui deviendra le sénateur représentant les citoyens français résidant à l’étranger, part aux États-Unis de novembre 1944 à février 1946, à la requête du Gouvernement provisoire du général de Gaulle, en tant que directeur d’une mission de production chargée d’acheter le matériel nécessaire à la reconstitution du patrimoine industriel français. C’est au cours de cette mission qu’il demande à Jacques Spitz de rédiger des notes pour la Section historique de l’Armée américaine sur la situation culturelle de la France *.
Éloigné des passions qui animèrent la vie intellectuelle française pendant la guerre, Jacques Spitz livre néanmoins une synthèse parfaitement documentée des évolutions et des enjeux qui ont profondément marqué la presse, l’édition, la radio, le théâtre et le cinéma pendant l’Occupation et les premiers moments de la Libération.
Point n’est besoin de revenir sur l’atmosphère de flottement qui précéda la Libération. Jacques Spitz a donné dans son journal intime, conservé lui aussi à la Bibliothèque nationale de France, un tableau saisissant d’une capitale exsangue, vidée de sa substance et meurtrie par quatre années d’Occupation.
« L’époque est riche en menues contrariétés : on se lève, l’électricité est coupée ; on se lave, le savon ne savonne pas ; on veut se raser, les lames sont infectes ; le cirage des chaussures se refuse à briller ; le papier hygiénique vous crève sous les doigts ; rien à mettre sur un pain noir qu’il faut tremper dans un liquide à peine sucré qu’on baptise café ; il faut lutter pour faire repriser ses chaussettes, tenir en état son linge qui revient si mal blanchi qu’on se demande s’il a été lavé ; dehors, les stations de métro qu’on voudrait utiliser sont fermées, les boutiques sordides, à moitié vides, jamais plus repeintes, étalent à la craie ou à la peinture blanche les noms des produits qu’elles ne contiennent plus ; pas de vin, plus d’allumettes, pas de lait, pas de beurre ; des gens tristes et hargneux, ayant perdu jusqu’à la force de se plaindre, se déplacent dans une capitale vide, aux rues trop grandes, traînant leurs galoches de bois et leurs loques usées devant les cinémas qui affichent : représentation unique à sept heures, comme dans le dernier des villages que visitait jadis la lanterne magique. Le rire a disparu, des menaces de mort sont affichées en deux langues sur presque tous les murs, on apprend tous les jours que quelques-unes de ses connaissances ont été arrêtées, d’autres se cachent, ne couchent plus chez eux, tous se préparent des possibilités de disparaître. Le café où l’on avait rendez-vous est fermé ce jour-là. Est-il ouvert ? On y trouve une maigre et triste lumière tombant sur un groupe d’habitués graves qui boivent mélancoliquement d’infectes tisanes saccharinées, parlant bas de peur des espions, s’abstenant de faire connaître leurs sentiments dans l’ignorance de la position de l’interlocuteur, n’ayant plus la force de jouer la comédie de l’aisance pour tromper la pauvreté où la vie chère les réduit. Les dernières ressources sont en voie de disparaître. Demain, ils seront peut-être en prison. Ils glissent sans bruit au rang des ombres. Toute la ville, comme tout le continent, n’est plus qu’un immense stalag, et la facilité avec laquelle s’accepte ce néologisme étranger est déjà en elle-même assez éloquente. À huit heures du soir plus une âme dans les rues qu’éclaire encore le couchant. On dit craindre les rôdeurs ou les rafles. À peine si à la sortie des cinémas, vers neuf heures, un petit troupeau de fantômes porteur de lampes électriques s’éparpille dans les rues voisines, se hâtant de regagner son domicile dans le noir de la nuit. Les derniers lampadaires, voilés au point de ne plus paraître que des étincelles bleues, s’éteignent. On entend la D.C.A. C’est l’alerte. Les coups de canon éclatant dans le ciel sont peut-être ce qu’il y a de plus joyeux dans la ville de Paris, en ce printemps 1944. Et je ne parle pas des maisons vides, des monceaux de planches cloués en place des carreaux, des échafaudages déserts, des vitrines rétrécies n’offrant plus que des étalages factices, des grotesques affiches de propagande, des journaux grands comme une feuille de papier à lettre, de la misère des véhicules, sorte de chaudrons ambulants, qui parviennent encore à rouler sans qu’on sache comment, de la tristesse des chairs et de leur odeur, hélas ! de l’inénarrable pauvreté des accoutrements invraisemblablement hétéroclites, et sous ces apparences de plus en plus misérables, des haines que l’on devine couver, qui s’aiguisent à mesure que le temps de la guerre dure, et qui finiront bien par éclater avec une violence et une sauvagerie dont les échos de la province nous apportent la première figure. Les souvenirs de la Terreur risquent d’être dépassés, autant que celui des guerres de l’Empire l’est déjà par la présente conflagration mondiale. Tout s’écroule, lentement et sans trop de bruit encore, mais l’asphyxie spirituelle va croissant, l’intelligence essaie encore de jeter quelques pauvres lueurs tandis que le corps s’accoutume tant bien que mal à son sort d’animal en captivité. [Cela] n’est plus depuis longtemps, le nécessaire disparaît chaque jour, tout glisse implacablement vers le dénuement et la misère, la pierre dure encore : on dit “ Paris n’a jamais été aussi beau ”, mais c’est seulement qu’on voit mieux la coquille depuis que l’animal ne l’habite plus, et la pierre elle-même suivra peut-être le reste dans la grande culbute. »
Si la liberté tant attendue est enfin à l’ordre du jour dans une France matériellement et spirituellement détruite, Jacques Spitz demeure un homme préoccupé, tant par le dirigisme économique instauré en 1945 que par l’influence politique et intellectuelle grandissante du Parti communiste. Son analyse de la situation culturelle en France témoigne de cette distance mâtinée d’inquiétude. Certes les temps nouveaux empruntent peu à peu le chemin qui mène à la liberté, ils n’en restent pas moins incertains.
« Le drame de notre époque est qu’il faut partir de la liberté, s’en éloigner, en sachant qu’il n’y a rien de mieux que ce qu’on quitte, et qu’après une longue boucle il faudra y revenir. »
C. P. **


 

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* Ce document, resté inédit jusqu’à ce jour, est conservé dans le fonds Jacques Spitz, au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France ; nous le publions avec l’accord de l’ayant droit de Jacques Spitz, Monsieur Bernard Eschassériaux, que nous remercions
très vivement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

** Clément Pieyre, archiviste paléographe, est conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.