Temps Noir n°11
La revue des littératures policières

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Jean-Patrick Manchette
par Doug Headline

L’œuvre de Jean-Patrick Manchette est protéiforme ; son ampleur, considérable.
Les dix romans qu’il écrivit en l’espace de dix ans constituent le versant le plus visible et sans nul doute le plus éclatant de son talent, cependant que le cycle entamé avec La Princesse du sang annonçait selon toute vraisemblance un retour littéraire prolifique et attendu. Mais à côté du travail romanesque de l’auteur, il existe aussi nombre d’autres textes dont une part importante demeure invisible encore.

Au fil des années en effet, Manchette se consacra à son journal intime (dont le nombre de pages équivaut à trois fois celui de tous ses romans mis bout à bout) et à ses notes de lecture, entretint une vaste correspondance, écrivit quantité d’articles, de chroniques, de préfaces et de contributions diverses ; il entreprit et acheva également une multitude de travaux d’écriture pour le cinéma. Toutes ces pages représentent près de dix fois plus de textes que ses seuls romans… Sans même compter ses nombreuses traductions…
La publication des premières années de son journal a déjà mis en lumière un des aspects notables, quoique jusque-là ignoré, de sa vie et de son écriture. De la même manière, il m’a semblé intéressant d’en éclairer d’autres par une sélection d’inédits qui, dans son œuvre, jettent de précieuses passerelles à travers le temps. Ainsi, nous nous sommes attachés ici à montrer les rapports privilégiés que Manchette entretint avec le cinéma, domaine qui l’accapara tout au long de sa carrière, pour le meilleur et parfois pour le pire.
Vous lirez donc dans les pages qui suivent son premier scénario, Mésaventures et décomposition de la Compagnie de la Danse de Mort, un brûlot subversif, extravagant et joyeux, écrit dans la jubilation en août 1968 ; un canevas, rédigé en 1973 pour une série télévisée policière, conçu dans le droit fil du film noir américain, La longue ville ; une ébauche de roman et de scénario datant de 1977, Safari, qui établit le lien étroit entre les «Série Noire» de ses débuts (en particulier le roman Ô dingos, ô châteaux !) et le cycle «Les Gens du mauvais temps», entamé à la fin de sa vie ; ou encore une longue note de 1985, Trois schémas de thrillers, qui est un exemple de son approche méthodique du travail de scénariste.
Qu’ils soient le fruit de l’adolescent banlieusard déjà graphomane, du jeune scénariste enthousiaste et révolté de 1968, du romancier à la fois surpris et soulagé du succès qu’il appelait de ses vœux, de l’artisan chevronné rompu aux techniques du récit cinématographique, tous ces textes permettent une approche singulière de l’œuvre de Manchette et dessinent une image nouvelle de sa personnalité et de son évolution. Ces écrits – et, à leur manière, les clichés de la banlieue parisienne qu’il prit à l’âge de vingt ans, ou encore ses réponses aux entretiens journalistiques, ciselées avec tant de précision – désignent sans ambiguïté ce qui fut au centre de son existence : vivre – ou survivre – par et pour l’écriture.

Mais revenons à cette fatidique année 1968 et à Mésaventures et décomposition… Dans ce texte réjouissant où chacun des «Danseurs» représente une facette de l’auteur, il est un petit échange à propos d’un des personnages qui semble décrire de façon prémonitoire sa trajectoire et le regard que l’on posera sur lui.
Ce dialogue plein d’ironie, nous vous le proposons en guise d’introduction :
« — Quel dommage. Je fondais beaucoup d’espoirs sur ce garçon.
— Nous ne pouvions pas savoir qu’il était fou.
— Il a vécu dans un milieu pourri. Son talent ne l’a pas sauvé. La Fortune est venue trop tard pour lui.
— Heureusement qu’il a pu plaider la folie.
— Heureusement surtout que nous pouvons continuer le spectacle sans lui. »

 

 

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Jean-Patrick
© Doug Headline