Temps Noir n°2
La revue des littératures policières

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François Guérif (extrait)
entretien avec Franck Lhomeau
(avril 1999)

« Rivages/ Noir » et « Rivages/ Thriller », que vous dirigez chez Rivages, comptent parmi les plus prestigieuses collections policières publiées en France. Plus de 300 titres figurent à présent dans le catalogue « Rivages/ Noir », et « Rivages/ Thriller » accueille chaque mois, et depuis plus de dix ans, les plus grands noms du roman noir, tels James Ellroy, Tony Hillerman, Donald Westlake ou Elmore Leonard.
Cependant, avant que vous ne réussissiez à imposer ces deux illustres collections – qui ne sont pas les seules que vous dirigez ou co-dirigez 1
– vous avez connu un long et parfois difficile parcours éditorial, marqué par la création de nombreuses collections trop vite disparues. C’est l’histoire de vos débuts jusqu’aux premiers succès de « Rivages/ Noir » que j’aimerais que vous retraciez. Et tout d’abord vos premiers pas dans l’édition…

Au début des années 70, je termine des études d’anglais pour devenir professeur. Mais très vite, je me rends compte que je ne suis pas fait pour enseigner : l’astmosphère du lycée ne me convient pas. Je cherche donc une échappatoire et crée, avec mon beau-frère Jean-François Naudon, la première librairie française spécialisée dans le roman policier 2, « Le Troisième œil ». Nous sommes en 1973, une époque où certains considèrent que le genre est sur le point de disparaître…
Mon activité de libraire (qui financièrement rapporte très peu, et que je n’aurais pas pu poursuivre sans le concours de ma femme qui travaille alors) me laisse le temps de préparer ma thèse 3, et, avec mon ami Stéphane Lévy-Klein, un ouvrage consacré au cinéma policier français. Avec ce livre, nous entendons démythifier les propos convenus qui sont alors portés sur lui. Pour cela, nous décidons de recueillir, en une série d’entretiens, les commentaires de réalisateurs de films policiers, tels Hervé Bromberger, Gilles Grangier, Bernard Borderie, Jean-Pierre Melville, Claude Autant-Lara ou Henri Calef, et de scénaristes, dont Michel Lebrun. Nous l’avons proposé à divers éditeurs, en particulier Seghers, qui devait le publier, mais qui finalement y renonce.
Maurice Périsset, directeur des Éditions PAC, qui a eu vent du projet, demande à nous rencontrer, non pas pour nous proposer d’éditer ce Cinéma policier français 4, mais pour envisager une collaboration. Il nous explique qu’il publie des monographies et en accepterait volontiers sur des acteurs de cinéma. Aussi nous rédigeons, en 1975, un livre sur Jean-Paul Belmondo. La même année, je termine une monographie de Paul Newman, et en prépare une de Robert Redford, qui paraîtra l’année suivante. Ces trois ouvrages connaissent rapidement un réel succès 5.
Les directeurs des Éditions PAC me demandent alors si j’ai d’autres projets éditoriaux à leur soumettre. Sans hésiter, je leur réponds que je pense depuis longtemps à développer une collection de romans policiers. Je viens d’ailleurs de créer avec Jean-François Naudon une petite maison d’édition, Guénaud (association de la première syllabe de nos deux noms), qui s’apprête à lancer la collection « Facettes » où figurent deux romans noirs inédits, La Belle de la Nouvelle-Orléans de James Cain et La Malédiction des Hallman de Ross McDonald 6. En fait, les Éditions Guénaud sont plutôt l’œuvre de Jean-François qui a constitué l’essentiel du catalogue : je n’ai proposé que le roman de James Cain.
« Facettes » ne remet pas en cause la décision des Éditions PAC : me confier la direction d’une collection policière, baptisée « Red Label », pour laquelle j’ai constitué une liste d’inédits de grands noms du roman noir, parmi lesquels : Qui a tué Grand’maman ? de Fredric Brown, La Femme du magicien de James Cain, Descente aux enfers de David Goodis et L’Incendiaire de Robert Bloch, qui sortiront en octobre 1977. Cependant, lors de la première réunion qui a lieu avec les représentants de chez Hachette, diffuseur des Éditions PAC, le responsable, qui ne croit plus, comme beaucoup d’autres à l’époque, à l’avenir du genre policier, supplanté par la science-fiction dont les collections se multiplient alors, me prend à part, et me confie : « mon pauvre ami, vous êtes complètement inconscient, plus personne aujourd’hui en France ne lira Fredric Brown, James Cain, David Goodis ou Robert Bloch. »
Pourtant, sans atteindre les scores que réalisent les collections policières de poche, « Red Label » ne s’en tire pas si mal avec des ventes de 10 à 15 000 exemplaires pour la plupart des titres, et beaucoup plus pour ceux qui obtiennent des prix littéraires, tels Et le huitième jour…, d’Ellery Queen, Grand Prix de littérature policière 1979, ou Méchant garçon de Jack Vance, Prix Mystère de la critique 1980, ce dernier atteignant même 25 000 exemplaires.
Je propose d’autres inédits de grands noms du roman noir, mais aussi ceux de Mildred Davis (jadis publiée dans la « Série blême ») ou John Dickson Carr, et publie des auteurs alors moins connus comme Kenneth O’Hara, Joan Aiken ou John Sladek.

Cependant, malgré son relatif succès, et après seulement trois ans d’existence et 25 titres parus, « Red Label » disparaît en 1980.
Il y a, semble-t-il, plusieurs raisons qui ont joué contre elle. La première, marginale, l’a privée d’une grande partie de son auto-financement. En effet, la collection avait été baptisée « Red Label » parce qu’elle devait être sponsorisée par une célèbre marque de whisky. Or, à cette époque, débute une campagne qui vise à l’interdiction de toute publicité pour les alcools. La seconde, plus éditoriale, tient sans doute à ce que « Red Label » n’a pas su choisir entre l’édition d’ouvrages en format de poche et l’édition en grand format. Nous avons opté pour une édition semi-format, vendue plus cher que le poche – ce qui privait la collection d’un très large lectorat –, mais moins cher que le grand format, ce qui diminuait sensiblement ses marges.
Après la semi-faillite de la maison, je refuse de participer à sa “ survie ” gérée par Hachette, qui continue d’exploiter le fond sans, comme c’est trop souvent l’usage, malheureusement, reprendre les dettes à son compte.
Cette expérience, cependant, n’a pas été négative pour moi, bien au contraire. J’ai pu constater que publier dans des éditions intégrales des inédits de grands auteurs avait trouvé un réel écho auprès du public, mais aussi de la critique qui a salué chaleureusement ma démarche éditoriale. Je m’en souviendrai pour « Rivages/Noir ».

Devenu libre – pour un moment –, vous vous laissez convaincre par Sylvestre Clancier qui souhaite relancer les Éditions Guénaud.
Les Éditions Guénaud, avec ses deux collections « Facettes » consacrée au genre policier et « Azimut » à la science-fiction, et sa poignée de titres, moins d’une dizaine, n’étaient pas rentables. De plus, ni Jean-François ni moi n’avions le temps de nous en occuper sérieusement. Aussi, lorsqu’en 1980 Sylvestre Clancier a voulu recapitaliser la société, nous avons accepté et les Éditions Guénaud sont devenues Clancier-Guénaud.
Sylvestre Clancier m’a demandé alors de fonder une collection policière, et j’ai créé la collection « Polars », où paraissent, cette année-là, trois titres : Le Dernier Train d’Austerlitz de Léo Malet, et, dans l’esprit de la défunte « Red Label », deux inédits : Épaves de David Goodis et À chacun son meurtre de Fredric Brown.
Le nom de la collection est aussi celui choisi pour une revue que j’ai lancée l’année précédente avec Richard Bocci, éditeur de revues de cinéma et de revues érotiques. Ce mensuel de 64 pages devient rapidement une référence pour ses dossiers consacrés à William Irish, Jim Thompson, Robert Bloch, Ed McBain, Léo Malet, Jean-Patrick Manchette et bien d’autres.

Peu de temps après, les Éditions Fayard, qui, comme les Éditions PAC, appartiennent à Hachette, décident, elles aussi, de créer une collection policière, « Fayard Noir », et font appel à vous.
L’on pense d’abord et surtout en confier la direction littéraire à l’écrivain Delacorta 7, qui a connu un énorme succès en 1979 avec sa trilogie Nana, Luna et Diva 8, parue chez Seghers.
Mais on souhaite aussi que je poursuive avec « Fayard Noir » ce que je faisais pour « Red Label », au sein d’une collection renouvelée, où la part des auteurs français sera importante.
Ainsi, Delacorta est chargé du domaine français, dont la ligne éditoriale est précise : « publier des romans policiers dans le style de Libération » ; tandis que moi, j’ai la responsabilité de l’édition d’inédits de “ classiques ” américains.
En cette année 1981, je ne cesse pas pour autant mes diverses activités : de libraire et d’auteur – notamment pour les Éditions Veyrier chez qui j’ai publié en 1979 Le Film noir américain, et à qui je propose maintenant Le Cinéma policier français –, ainsi que de rédacteur en chef de la revue Polar. En revanche, je délaisse un peu la collection « Polars », qui ne fait paraître que deux titres cette année-là : La Rançon du hasard de William Irish et Matricide d’Alexandre Lous.
Au début de l’année, Delacorta publie les trois premiers titres de « Fayard Noir » : Sniper de Fajardie, Rock dont il est l’auteur, et Banquise de Prudon. Je lui emboîte le pas avec La Lune dans le caniveau de David Goodis.
Delacorta et moi nous entendons bien, et faisons paraître 18 titres en 1981, un copieux catalogue dans lequel on compte notamment les écrivains Marc Villard, Pierre Siniac, Donald Westlake, Jim Thompson, James Cain, Robert Bloch et Bill Pronzini.
Malgré la qualité des titres publiés et le Grand Prix du roman noir Télérama attribué à C’est toujours les autres qui meurent de Jean-François Vilar, la direction de Fayard décide l’arrêt de la collection. Quatre titres paraissent début 1982 ; ce sont les derniers de « Fayard Noir ».
À cette époque, il est vrai, Hachette connaît des bouleversements importants. Jean-Claude Lattès – que je connais un peu pour avoir, succintement, dirigé pour lui la collection érotique « Éroscope » – vient d’être nommé P.-D.G. du groupe Hachette. Or, Jean-Claude Lattès n’a pas d’affection particulière pour le genre policier •••

 

 

 

Temps Noir n°2

 

1. Chez le même éditeur, François
Guérif dirige la collection « Écrits noirs »
et co-dirige avec Claude Chabrol « Rivages/Mystère ». Depuis peu, il dirige aussi la collection pour enfants « Souris Noire » chez Syros.

2. Cette librairie, sise au 37 rue de Montholon, dans le 9ème arr., existe toujours. Elle est tenue par Stéphane Bourgoin.

3. François Guérif a obtenu un doctorat de 3ème cycle ; son sujet était « Hantises et espoirs de l’Amérique à travers le cinéma de science-fiction ». Par ailleurs, il est diplômé du Conservatoire indépendant
du cinéma français.

4. Une version toute différente paraîtra sous le même titre en 1981, chez Henri Veyrier, avec une préface de Jean-Patrick Manchette.

5. Aux Éditions PAC, François Guérif fera paraître deux autres monographies : Marlon Brando (1976) et Steve Mc Queen (1978).

6. Un troisième et dernier titre paraîtra dans « Facettes » en 1979 : Qu’on lui jette la première pierre de Chester Himes. En même temps que «Facettes», les Éditions Clancier-Guénaud lance la collection «Azimut», consacrée à la science-fiction, qui ne comptera que les deux titres parus en 1977 : Graine d’épouvante – L’Invasion des profanateurs de Jack Finney et Séquence Sigma de James Blish.

7. Pseudonyme de Daniel Odier, né à Genève en 1945, auteur de plusieurs romans parus chez Belfond, Laffont
et Le Seuil.

8. L’adaptation de Diva par Jean-Jacques Beineix – boudée par la critique, mais imposée par le public – est l’événement cinématographique du début des années 80.