Temps Noir n°4
La revue des littératures policières

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Marcel Duhamel
© Jacques Robert / NRF

 

Le véritable lancement de la « Série Noire » * (extrait)
par Franck Lhomeau


Les nouvelles ambitions d'une collection policière

Petite collection ne publiant que deux titres par an, la « Série Noire » va opérer en 1948 une modification en profondeur de son fonctionnement. À partir de janvier, et durant tout le premier semestre de l’année 1948, Claude Gallimard s’emploie à transformer la « Série Noire » en une formidable entreprise éditoriale : il va s’agir – outre de persuader son directeur même, Marcel Duhamel, des enjeux éditoriaux de la « Série Noire » – de mettre au point une nouvelle présentation des volumes, d’établir un nouveau rythme des parutions, de prévoir de plus ambitieux tirages, de mettre sur pied un vaste programme de titres à publier, et de trouver à la collection une diffusion qui soit à la mesure de son développement. Pour assurer le lancement effectif de sa collection, Duhamel devra, durant plus d’une année, multiplier les tâches que nécessite ce nouveau départ tout en faisant face aux problèmes liés à la croissance rapide de sa collection, ainsi qu’aux menaces d’une concurrence inattendue, celle d’un jeune éditeur à qui tout réussit, Sven Nielsen, directeur des Presses de la Cité.

Les résultats des trois premières années d’existence permettent un premier bilan et une réévaluation totale des besoins et des possibilités de la « Série Noire ». De septembre 1945 à fin 1947, Cet homme est dangereux de Cheyney s’est vendu à plus de 20 000 exemplaires, La Môme vert-de-gris à 16 000. De 1946 à fin 1947, les ventes de Pas d’orchidées pour Miss Blandish et Un linceul n’a pas de poches de Mac Coy ** ont dépassé les 10 000 exemplaires. Enfin sur la seule année 1947, si Neiges d’antan de Don Tracy n’a pas atteint les 6 000 exemplaires, Eva de Chase approche les 10 000 exemplaires vendus. Avec seulement six titres, avec un fonctionnement proche du degré zéro (la collection repose sur la seule personne de Duhamel), avec une diffusion – et ceci est capital – mal adaptée aux ambitions de vente d’une collection populaire, la « Série Noire » totalise plus de 70 000 exemplaires vendus pour six titres parus.
Les résultats ainsi obtenus permettent d’envisager la radicalisation du phénomène de “ série ”.
de plus, une confrontation est édifiante : les éditions Gallimard ont publié en 1946 deux ouvrages de Horace Mac Coy, l’un au catalogue général, On achève bien les chevaux, l’autre à la « Série Noire », Un linceul n’a pas de poches. En ce début 1948, les chiffres font apparaître une vente de 5 000 exemplaires pour le premier, mais de plus de 10 000 pour le second.
Claude Gallimard, à qui est confié le soin d’opérer cette mise en série effective et radicale de la collection, annonce bientôt à Duhamel le désir des éditions Gallimard « d’exploiter cette collection sur une grande échelle » 1. La mise en place des moyens nécessaires à une telle réalisation va à présent densifier « Série Noire » du génie de son intitulé, avec l’ambition d’atteindre bientôt, effectivement, à une diffusion du « noir » en « série ». Claude Gallimard entreprend rapidement des démarches auprès d’un personnage-clef de l’édition d’alors, Henri Filipacchi. Directeur de la diffusion Hachette, Henri Filipacchi est à ce titre le diffuseur de toutes les productions deséditions Gallimard. Les deux hommes conviennent rapidement des dispositions à prendre. Tout d’abord le rythme des parutions. Pour que la « série » existe, se déploie et se renforce d’elle-même, il doit être régulier et soutenu : la « Série Noire » – qui publiait deux titres par an 2 – devra faire paraître deux titres par mois. Le tirage également doit être sensiblement révisé à la hausse. Pour être conforme aux besoins d’une très large diffusion et donc d’une mise en place des ouvrages en kiosques, bureaux de tabac et dans les bibliothèques de gares – monopole Hachette – Claude Gallimard fixe un premier tirage de chaque titre à 20 000 exemplaires (soit le double des tirages initiaux des volumes déjà parus dans la collection), évaluation qui s’annonce rapidement insuffisante, l’on envisage bientôt 30 000 exemplaires. Le prix des volumes, quant à lui, doit rendre compte très directement à l’acheteur de l’impression de « série ». La disparité entre la valeur de tel ou tel titre doit être abandonnée pour arriver à un prix de vente unique qui soit celui de la série. Jusqu’à présent les prix des volumes de la « Série Noire » sont indexés sur les prix de la collection blanche, laquelle prend en compte le nombre de pages de chaque livre. Ainsi, les prix des titres de 1947 parus à la « Série Noire » sont-ils différents : Neiges d’antan, livre de 200 pages est vendu 120 francs, et Eva, livre de 256 pages, 180 francs. Claude Gallimard préconise à présent une disparité moins grande et un prix moins élevé de tous les titres de la collection qui ne variera qu’entre 150 et 180 francs. Il sera même ramené bientôt à la base de 135 francs, se rapprochant ainsi du prix des collections populaires 3. Le corollaire direct, en regard du coût même de fabrication des volumes, est un calibrage résolu de tous les titres à paraître : ils feront au maximum 256 pages.
Une autre nécessité s’impose : celle de rendre visible, sur les ouvrages, un « nouveau départ » de la collection ; la présentation doit être modifiée pour que l’ambiguïté n’existe pas avec le rythme et l’ampleur de la collection « ancienne manière ». Un aspect plus technique répond au souci de publier des livres largement diffusés qu’il s’agit de rendre moins fragiles. Claude Gallimard, suivant une suggestion d’Henri Filipacchi, opte pour la formule d’ouvrages reliés à couvertures cartonnées, à la place de ceux qui étaient jusque-là brochés et vendus sous couvertures souples. Une jaquette les recouvre : elle a l’intérêt d’offrir un véritable espace de promotion et de publicité ; une fois enlevée elle fait apparaître le caractère de « série » des volumes cartonnés ainsi protégés, fort solides et tous identiques.
Tout ceci mis au point, reste à Claude Gallimard le soin de s’assurer le concours de Duhamel de manière exclusive, ce qui jusque-là n’était pas de mise. Il est vrai que la « Série Noire » ne représente qu’une activité tout à fait secondaire pour Marcel Duhamel. La raison centrale en est, sans aucun doute, qu’il vit à la fois de ses traductions (de John Steinbeck, Richard Wright, ou Ernest Hemingway), de ses activités d’agent à la N.R.F., ainsi que d’adaptations pour la radio ou la scène de romans américains (Des souris et des hommes au théâtre Hébertot en 1946, ou La Route au tabac au théâtre de la Renaissance en 1947). La « Série Noire » ne constitue qu’un très faible appoint pour lui et, en outre, le mobilise très peu en regard de ses nombreuses autres activités.
Début février, Claude Gallimard semble sommer Marcel Duhamel : « Il va falloir que tu t’occupes sérieusement et méthodiquement de ta collection », lui écrit-il, précisant cette fois : « c’est-à-dire que tu aies des relations directes avec les traducteurs et les auteurs, que tu suives la remise des manuscrits, que tu nous proposes un programme, et lorsque nous mettons un volume en fabrication, il soit définitif » 4. Ceci nous livre en négatif, s’il en était besoin, la précarité de fonctionnement de la « Série Noire » depuis 1945, l’évidence d’une collection jusque-là ni maîtrisée ni véritablement prise en considération par son directeur même. Nous savons que Duhamel réalise le catalogue de la « Série Noire » à partir des seuls accords passés lors de son voyage londonien de 1945 5 ; Duhamel ayant la très faible charge, plutôt officieuse que, véritablement définie, de ne publier dans sa collection que deux titres sur une année entière. Ainsi n’a-t-il eu de contacts – outre avec Cheyney et Chase – qu’avec les agents littéraires contactés à Londres trois ans plus tôt.
À présent la semonce de Gallimard recouvre un grand pari d’éditeur qu’il s’agit de transmettre à Duhamel et la question est bien de savoir si celui-ci, homme rêvé pour une telle collection, peut assumer l’enjeu et l’envergure de ce pari. Une décision est à prendre : Duhamel délaissera-t-il l’essentiel de ses autres travaux pour faire de la « Série Noire » son activité première ? •••

 

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* Cet article fait suite à celui paru dans
la revue 813, Les Débuts de la Série Noire (1945-1948), mars 1995, dont nous avons repris quelques pages, nécessaires
à la compréhension de l’ensemble.

** McCoy est alors orthographié en France « Mac Coy ».

1. Lettre de Claude Gallimard à Marcel Duhamel du 3 février 1948. Archives Gallimard.

2. 1945 : Cet homme est dangereux et La Môme vert-de-gris de Peter Cheyney ; 1946 : Pas d’orchidées pour Miss Blandish de James Hadley Chase et Un linceul n’a pas de poches de Horace McCoy ; 1947 : Neiges d’antan de Don Tracy et Eva de James Hadley Chase ; 1948 :Vous pigez ? de Peter Cheyney et La Dame du lac de Raymond Chandler.

3. Les volumes de la collection « Le Masque », calibrés à 256 pages maximum, coûtent début 1948, 100 francs.

4. Lettre de Claude Gallimard à Marcel Duhamel du 26 février 1948. Archives Gallimard.

5. Début 1945, Duhamel se rend à Londres établir pour Gallimard des contrats avec Chase et Cheyney. Il lui est demandé également de récupérer tout ce qu’il pourra « comme contrat pour la maison ».
Il passera notamment des accords avec
les agents littéraires de Raymond Chandler, Don Tracy, Horace McCoy et Jonathan Latimer.