Temps Noir n°4
La revue des littératures policières

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Le roman “ noir ” à l’américaine (extrait)
par Franck Lhomeau

Durant les années qui suivent immédiatement la Libération apparaît en France un nouveau continent littéraire, le roman noir américain.
Cependant, cette apparition se fait avant tout du « côté du mythe » et à travers des livres dont les auteurs ne sont pas américains, ceux des Anglais Peter Cheyney et James Hadley Chase, et enfin de Boris Vian, faux américain et vrai parisien qui écrit sous le nom de Vernon Sullivan.
La vogue que connaissent leurs ouvrages est en fait à la mesure de l’imprécision et de la complexité de ce que sera la mise en place du roman noir américain en France.
Car si ces succès éclatants apparaissent aujourd’hui nettement comme des imitations des romans noirs américains eux-mêmes – relevant parfois clairement d’un jeu délibéré, d’une parodie ou du pastiche –, ils semblent constituer, en ces années de l’immédiat après-guerre, une lecture au plus près de l’Amérique.
Depuis la série des Lemmy Caution jusqu’au scandale de J’irai cracher sur vos tombes, en passant par le choc de Pas d’orchidées pour Miss Blandish, ils représentent, sans réelle distance alors du lectorat français, le roman noir américain.
Ils en tracent l’espace, les rites et la légende.



Le cinéma et l'édition à l'heure américaine

Il est vrai que ce qui donne, au lendemain de la Libération, toute son ampleur à ce nouveau « continent littéraire », est la fascination des Français pour l’Amérique, dans ce qu’elle offre de rêve mais aussi de réalisme brut et nouveau, entre la sauvagerie, le sordide, la violence et l’érotisme, formes symboliques extrêmes d’une effective « libération ». La France vit alors pleinement, d’un seul coup, à l’heure américaine.
Rien ne rend plus exactement compte de cette fascination que le succès que connaissent alors les salles obscures où la foule se presse et s’adonne à une jouissance que l’occupation lui dérobait, celle du cinéma américain.
Les Français allaient certes au cinéma pendant la Guerre, mais à présent tous les records de fréquentation sont pulvérisés. Les films produits en Amérique et gelés par la censure allemande déferlent dans les salles, et tous les genres triomphent dans ces retrouvailles. La France vit sa boulimie d’images à l’instar d’un rêve d’abondance, de gratuité, de jeunesse retrouvée, de futilité, de plaisir pur d’une consommation donnée sans limites et sans fin. Depuis les Westerns de John Ford jusqu’aux comédies américaines à la Capra, depuis les séries des Zorro et des Tarzan jusqu’aux comédies musicales, depuis les grandes fresques d’aventures jusqu’au comique des Marx Brothers, le gisement américain semble inépuisable.
Un nouveau genre aussi détone et s’impose au public français comme une réaction brutale et négative face à son propre rêve : un nouveau cinéma cruel, érotique et sombre. Il est tourné en noir et blanc, il accumule les scènes nocturnes, les face-à-face de personnages tranchés, les dialogues lapidaires, cyniques, désabusés. Ici, trône résolument le noir ; apothéose formelle de la fatalité, de la violence et de la mort : « C’est au cours de l’été 1946 », au témoignage de Raymond Borde et Étienne Chaumeton, premiers historiens du genre, « que le public français eut la révélation d’un nouveau type de film américain 1 ». En quelques semaines, de la mi-juillet à la fin du mois d’août, cinq films inoubliables se succèdent sur les écrans parisiens : Le Faucon maltais de Huston, Laura de Preminger, Adieu ma belle de Dmytrick, Assurance sur la mort de Wilder, et La Femme au portrait de Fritz Lang. Ils sont suivis, quelques mois plus tard, de nouvelles salves : Tueur à gages de Tutle, Les Tueurs de Siodmak, La Dame du lac de Montgomery (premier film de caméra subjective), Gilda de Vidor, Le Grand Sommeil de Hawks et Le Facteur sonne toujours deux fois de Garrett.
George Sadoul intronise John Huston comme le créateur d’un « genre nouveau », à la fois formellement et purement américain : « Le Faucon maltais crée du premier coup les poncifs du film noir » 2.
Borde et Chaumeton confirmeront que tous ces films imposèrent au public « la notion de film noir », soulignant expressément qu’une « nouvelle “ série ” apparaissait dans l’histoire du cinéma » 3.
La collection « Série Noire » – qui est une même mise en « série », placée sous la tutelle de Dashiell Hammett – va profiter considérablement de la fixation sur les écrans de ce nouveau genre cinématographique, le « noir américain », qui s’inspire directement de la nouvelle littérature américaine ; car tous ces scénarios dérivent de nouvelles ou de romans préexistant à leur adaptation et à leur traitement cinématographique. Les auteurs en sont Hammett (pour Le Faucon maltais), Chandler (pour Le Grand Sommeil et La Dame du lac), Cain (pour Le Facteur sonne toujours deux fois et Assurance sur la mort ), ou encore Hemingway (pour Les Tueurs).

L'édition française à l'heure américaine

L’édition française s’ingénie, elle aussi, à satisfaire et densifier la demande d’un lectorat fasciné par le continent des « libérateurs ». Les livres marqués du sceau de l’Amérique sont des plus divers et abondent dans tous les domaines.
Dans le cadre du roman, l’engouement d’un large public va à La Mousson, La Montagne, Autant en emporte le vent 4, Ambre, Le Lys de Brooklyn, La Vallée du jugement, La belle Héloïse, dont la presse commence à rendre compte dans des rubriques intitulées « Best Sellers » 5.
On publie aussi abondamment, ou l’on republie, l’œuvre de Dos Passos, Hemingway, Faulkner, Steinbeck et le « scandaleux » Henry Miller, ainsi que Thomas Wolfe, Carson Mac Cullers, Francis Scott Fitzgerald dont on réédite avec succès Gatsby le Magnifique passé inaperçu chez Kra en 1926, ou encore l’œuvre de Graham Greene, située aux limites du genre policier et dont Claude Edmonde Magny souligne la parenté avec Dashiell Hammett 6.
La vogue américaine permet d’enregistrer, sur la seule année 1947, 780 nouvelles traductions de l’américain produites par les éditeurs français.
Si les éditeurs publient ainsi au lendemain de la guerre, tous azimuts, et par centaines, des traductions américaines, la N.R.F. représente l’éditeur français par excellence de la partie noble et littéraire de ce raz-de-marée américain.
Après avoir, entre les deux guerres 8, révélé au public français Dos Passos, Hemingway, Faulkner, Caldwell, Steinbeck, les cinq grands noms de la littérature américaine contemporaine, elle multiplie leurs publications à la Libération : en 1945, En avoir ou pas d’Hemingway ; en 1946, Pylône de Faulkner, La Grande Vallée de Steinbeck et Dix indiens d’Hemingway ; en 1947, Bagarre de juillet de Caldwell, puis Les Raisins de la colère de Steinbeck, immense succès de librairie, suivi par celui du film de John Ford projeté, en décembre de la même année, sur les écrans français.
C’est aux côtés de cet olympe que la N.R.F. fait figurer alors sur la plupart de ses quatrièmes de couverture de romans américains (sous le libellé général de « romanciers américains contemporains »), les trois écrivains : Horace Mac Coy*, James Cain et Dashiell Hammett.
Publiés soit dans la collection blanche soit dans la « Série Noire », Mac Coy, Cain et Hammett apparaissent d’emblée à la lisière ou au croisement de genres. En retour, ces auteurs offriront bientôt une véritable caution littéraire à l’ensemble de la collection « Série Noire », celle du cousinage, de la parenté vive avec la littérature américaine contemporaine dont la N.R.F. est l’expression française majeure.
Les deux premiers romans de Mac Coy traduits en France paraissent la même année, en 1946 : l’un, On achève bien les chevaux, dans le catalogue général de la N.R.F. ; l’autre, Un linceul n’a pas de poches, à la « Série Noire », dont il est le quatrième titre, après deux romans de Cheyney et Pas d’orchidées pour Miss Blandish de Chase.
Après la publication en 1936 du célèbre Le Facteur sonne toujours deux fois, deux nouvelles traductions de James Cain paraissent en 1948 : la première, Assurance sur la mort, elle aussi dans le catalogue général de la N.R.F. ; le second, Dans la peau, à la « Série Noire ».
Pour Hammett, publié avant-guerre au catalogue de la N.R.F. 9, il faudra attendre les années cinquante pour qu’il trouve sa place dans la « Série Noire » qui, dès sa création, l’a désigné comme le « père » du roman noir américain •••

 

 

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1. Panorama du film noir américain,
par Borde et Chaumeton, Éd. de Minuit, 1955, préface de Marcel Duhamel, p. 1.

2. ibid., p. 1.

3. Cité par Borde et Chaumeton, ibid., p.41.

4. Paru en 1939 chez Gallimard, l’ouvrage de Margaret Mitchell va circuler sous le manteau durant toute la guerre. Réapparu dans les librairies à la Libération, l’ouvrage connaît un immense succès.

5. Voir notamment La Gazette des Lettres du 21 décembre 1946.

6. In préface à Rocher de Brighton de Graham Greene, Robert Laffont, 1947.

7. Au témoignage d’Elsa Triolet, évoquant plus tard cette véritable « marée américaine ». Voir son article « Prenez exemple sur nos ennemis », in Les Lettres Françaises du 25 mars 1948.

8. Signalons : le recueil 50 000 dollars d’Hemingway en 1928 ; Manhattan Transfert de Dos Passos en 1929 ; Sanctuaire de Faulkner en 1933, palier déterminant de l’histoire littéraire « américaine » en France ; La Route
au tabac de Caldwell en 1937 ; ou encore le célébrissime Des souris et des hommes de Steinbeck en 1939.

* McCoy est alors orthographié en France « Mac Coy ».

9. Dans « Les Chefs-d’œuvre du roman d’aventures » : La Clé de verre et La Moisson rouge en 1932, Sang maudit
en 1933 ; dans le catalogue général
de la N.R.F. : L’Introuvable en 1934 ;
au « Scarabée d’or » Le Faucon de Malte
en 1936. Si les cinq romans de Dashiell Hammett ont été traduits avant-guerre dans diverses collections de la N.R.F., ce n’est qu’à partir de 1949 que ces ouvrages seront réédités – dans des traductions « actualisées » – par la « Série Noire ».